Paul Balta - Paris Promotion St-Marc 1946 |
BOIRE ET MANGER EN MÉDITERRANÉE (Éditions Actes Sud/ Sindbad)
Avant-propos
Ce livre a une histoire. Permettez-moi de vous la conter en avant-propos ou plutôt de vous la servir en entrée en guise de mezzé. Il est le résultat de confluences diverses : l’atavisme, l’éducation méditerranéenne, le cosmopolitisme alexandrin, les voyages, les reportages, les expériences vécues et, pour finir, l’aiguillon de la recherche parce que je suis, par vocation, un “méditerranéiste”, moutawassitawi, en arabe. Ce néologisme en français, je l’ai forgé à partir du catalan et de l’espagnol, pour désigner, à l’instar d’africaniste et d’américaniste, les spécialistes voire les militants de la Méditerranée, en espérant qu’il entrera dans les dictionnaires français dans lesquels, étrangement, il ne figure pas1. Mes racines méditerranéennes d’abord. Né en Alexandrie, j’y ai vécu jusqu’à l’âge de dix-huit ans au milieu du peuple égyptien et de la société cosmopolite de cette ville qui ont été pour moi une école d’humanisme. Mon arrière-grand père maternel était un Libanais, grec-catholique, qui s’appelait Haddad (le Forgeron). Au milieu du XIXè siècle il a émigré en Égypte où il a épousé une copte-orthodoxe, Hanem Boctor. Mon grand-père paternel, Yanni Kyriakidès, était un Chypriote, grec-orthodoxe. Son frère, Constantin, ayant mis au point un système d’irrigation original, le pacha, gouverneur de l’île, lui avait remis une décoration en disant : “Tu es grand et fort comme le bûcheron qui porte la balta (hache, en turc). Tu as l’intelligence acérée comme le fil de la balta ”. Le surnom est resté. Grand-père a émigré à Paris sous le nom de Jean Balta et a épousé ma grand-mère, Marie Maillard, une Lorraine, de rite latin, comme on dit en Orient pour désigner les catholiques romains. Constantin, qui s’était installé en Égypte, à Mansourah, est mort sans descendance directe, laissant en héritage une ezba, propriété agricole, et un journal économique Le Delta. Mes grands parents en ont pris possession et ont eu trois enfants. Adulte, mon père a opté pour la nationalité française, mon oncle pour la grecque après s’être marié à une hellène de Smyrne, et ma tante a épousé le descendant de nobles familles maltaises, les Testaferrata et les de Saïn. Dès l’enfance, j’ai donc été initié à la cuisine égyptienne, syro-libanaise, grecque, turque, française, italienne... Je viens d’ailleurs de donner à ma fille cadette le livre, précieusement conservé et transmis, dans lequel ma grand-mère puis mon père consignaient des recettes. J’avais six ans, en 1935, quand mes parents ont décidé de ramener à Dhour El Chouer, au Liban, avec la dot qu’ils lui avaient constituée, Foutna, une orpheline que leur avaient confié, dix ans auparavant, les soeurs de la Charité de Saint Vincent de Paul, et qui m’avait élevé depuis. C’était aussi l’occasion de retrouver des membres de la famille Haddad, puis de faire un pèlerinage en Terre Sainte. Liban, Syrie, Jordanie, Palestine. Je découvrais, émerveillé, les villes et les paysages, l’odeur des vignobles et des forêts de cèdres, les habitudes culinaires des campagnes où l’on mangeait assis par terre, avec la main droite (j’étais persuadé que c’était la particularité du fellah, paysan égyptien), la diversité des restaurants, chics et populaires, et leurs spécialités. J’étais impressionné par le luxe, parfois ostentatoire, des grandes familles bourgeoises amies ou apparentées et par le sens de l’hospitalité, qu’on trouve dans tout l’Orient, des plus riches aux plus simples qui, au risque de devoir se priver ensuite, n’hésiteront pas à emprunter de l’argent pour bien vous recevoir. Mon initiation ne s’est pas limitée au goût, mais s’est étendue aussi à la pratique. J’aimais regarder ma mère diriger la préparation des repas de fêtes et des pâtisseries. Quand j’ai eu sept ans, “l’âge de raison” disait-on, j’ai fait ma première communion. A cette occasion, ma mère m’a mis à la tâche en m’incitant à éplucher certains légumes comme la molokheya, la corète, et à décorer avec minutie les gâteaux, kahqs et maamouls, à l’aide d’une petite pince aux extrémités échancrées. Ainsi voulait-elle que je prenne conscience du travail, du temps et de la patience que cela nécessitait afin de m’apprendre à respecter les serviteurs. Elle veillait à ce que je ne gaspille pas la nourriture. Elle m’interdisait de poser le pain à l’envers et plus encore de le jeter : c’est un don de Dieu, qu’il faut respecter car c’est la vie, aych, comme disent les Égyptiens. Les mères juives et musulmanes étaient aussi strictes. À l’époque, elle m’a inscrit chez les louveteaux, première étape avant de devenir scout de France. J’ai appris à préparer le feu de bois et à cuisiner des plats simples pour la troupe, mais nous avons farci une fois des feuilles de vigne pour plus de cent invités ! Dans mon Alexandrie, coexistaient les Égyptiens et les cosmopolites de toutes origines et nationalités d’Europe et d’Orient : les juifs, majoritairement Orientaux et Sépharades et une minorité d’Ashkénazes venus des Balkans, les chrétiens de toutes obédiences, les musulmans des différents rites sunnites et chiites. J’ai mis du temps à me rendre compte qu’il y avait des agnostiques et des athées, issus des trois confessions. Chacun, évidemment, estimait que sa communauté était la meilleure. Sans doute certaines familles aisées traitaient-elles les pauvres avec condescendance, mais dans l’ensemble on nous apprenait à avoir du respect et de la curiosité pour l’Autre. Il y a là des enseignements qui vous marquent pour la vie. Nous nous invitions mutuellement pour jouer ensemble. C’est ainsi que chez mon camarade Isaac, j’ai appris l’alphabet hébreu en mangeant les gâteaux en forme de lettres que préparait sa maman pour le goûter. Invitations aussi à l’occasion des fêtes qui étaient ainsi une initiation à des spécialités nouvelles et aux rituels religieux et alimentaires des autres. J’aimais monter chez nos voisins musulmans, pour la rupture du jeûne, pendant le mois de ramadan ; parfois, après le repas, Aïcha, dix-huit ans, nous rassemblait autour d’elle, ses soeurs et moi, pour nous raconter la vie de Mahomet ou expliquer des versets du Coran. Nourritures terrestres et nourritures spirituelles me paraissaient inséparables et tout naturellement je m’imprégnais des différentes cultures. Les hasards de la vie ont été des invitations au voyage. A l’occasion d’un camp scout, j’ai découvert Chypre avec autant d’émotion que le Liban. En 1947, je suis allé à Paris, au lycée Louis le Grand pour préparer le concours d’entrée à l’École Normale Supérieure. Aux grandes vacances, je retournais voir mes parents ; à l’aller et au retour, selon les compagnies maritimes, le bateau faisait des escales différentes : Larnaca, Athènes, Rhodes, Venise, Gênes, Naples... J’ai constaté, stupéfait, que mes camarades de khâgne ne connaissaient pratiquement rien du monde arabe ancien et contemporain alors qu’ils étaient imbattables sur l’Antiquité grecque et romaine. Question : si les meilleurs élèves de France ignorent à ce point la civilisation arabo-islamique, que doit-il en être de l’homme de la rue ? C’est alors que j’ai décidé que je serai, une fois mes études terminées, un passeur entre les deux rives, en devenant journaliste et écrivain. À l’époque, les Orientaux ne connaissaient guère le Maghreb et ils en parlaient (c’est encore souvent le cas) avec condescendance. En 1954, ayant enseigné un an le français aux Écoles grecques Averoff d’Alexandrie, l’occasion m’a été donnée de le découvrir. Parti le 30 juillet dans la voiture d’un père jésuite, Jacques Pignal, ami de mes parents, nous sommes arrivés à Paris le 15 septembre après avoir traversé la Libye, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc et l’Espagne. Puis, comme correspondant du journal Le Monde au Maghreb, de 1973 à 1978, j’ai sillonné la région en barque ou en bateau, en voiture, en jeep, en camion, à cheval, à dos de chameau, de Tripoli à Tunis, d’Alger à Tamanrasset, de Nouadhibou à Tindouf, de Tanger à Saint-Louis du Sénégal ! Découvrir le versant berbère du monde arabe a été pour moi un extraordinaire enrichissement sur tous les plans. Dès 1958 et par la suite, j’ai sillonné, dans les mêmes conditions, déserts, campagnes, montagnes, mers, lacs et villes, de Damas à Bagdad, de Mossoul à Suleymanié, de Ryad à Sanaa, de Téhéran à Chiraz et Meched. Ce sont là des expériences inoubliables. Entre-temps, en 1960, c’est la rive Nord-Est que j’ai parcourue avec Claudine Rulleau, mon épouse, descendante de Bourguignons producteurs de vins de Beaune. Nous sommes allés, en 2 CV Citroën, de Paris à la Turquie en passant par la plaine du Pô, Trieste, la Slovénie, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, le Monténégro, la Macédoine, la Grèce et nous sommes revenus via la Serbie. Puis, comme journaliste ou à titre personnel, j’ai travaillé ou je me suis rendu en touriste dans tous les pays des deux rives ou plutôt des six rives, et dans plusieurs des 3 300 îles de la Méditerranée, de Malte à la Sicile, de l’archipel de Dalmatie à celui des Kerkennah, de la Crète à Majorque, de la Sardaigne à la Corse. Nous y avons dégusté de délicieux petits vins et de succulentes spécialités qui n’étaient pas alors exportés, mais dont plusieurs le sont depuis. En 1990, la Fondation René Seydoux pour le monde méditerranéen m’avait demandé de concevoir et de diriger un livre2 destiné à faire le point sur la coopération en Méditerranée. Dans un des chapitres que j’avais rédigés, “Les Méditerranéens au quotidien”, j’avais consacré deux pages à la cuisine et aux boissons. En 1993, la Complutense de Madrid avait prévu une semaine sur la Méditerranée dans le cadre de son Université d’été à l’Escurial. Chargé de l’organisation, l’Institut catalan de la Méditerranée de Barcelone, se référant au livre, me demande une conférence sur “Gastronomie et art de la table en Méditerranée”. Ma réaction : “Je ne suis spécialiste ni de l’un ni de l’autre, mais je connais bien cette mer, ses rives et je crois avoir un peu de culture. Je vous propose “Art culinaire et civilisation en Méditerranée”, non pour donner des recettes mais pour parler des origines du boire et du manger à travers les textes, montrer les cheminements et les métissages, mettre l’accent sur ce que nous avons en commun et qui est considérable, sans ignorer pour autant ce qui nous différencie”. Réponse : “C’est parfait”. Je me mets donc à l’ouvrage : vérifier si mes souvenirs culinaires correspondent bien aux faits historiques, compléter par quelques recherches, confronter les informations parfois contradictoires des spécialistes, retrouver les citations précises des textes sacrés et profanes appris aux cours d’éducation religieuse (une demi-heure quotidiennement de l’enfantine à la philo) et de littérature au Collège Saint Marc d’Alexandrie, ou découverts en lisant la Bible et le Coran, donner les références exactes. Je n’avais pas imaginé que la préparation d’une conférence sur la cuisine exigerait plus encore que cette dernière, travail, temps et patience. Depuis, plusieurs universités et institutions me l’ont demandée et les auditeurs, très attentifs et apparemment séduits par cette approche, m’ont le plus souvent réclamé aussi les recettes des plats que je mentionnais. Aiguillonné, je me suis remis à la tâche. À travers les six rives revisitées par la pensée et mes carnets de notes soigneusement consultés, grâce enfin à des recherches complémentaires dans quelques livres, je vous sers ce repas composé avec amour.
Notes1-Paul Balta, Méditerranée. Défis et enjeux , Les Cahiers de Confluences, L’Harmattan, Paris, 2000. 2-Paul Balta (sous la dir. de) La Méditerranée réinventée. Réalités et espoirs de la coopération, La Découverte / Fondation René Seydoux, Paris, 1992.
I - MER DES MIRACLES
Essentiellement périssable, précaire, évanescente parce que quotidienne, la cuisine est, paradoxalement, l’art qui perdure par excellence. Dans cette Méditerranée, berceau des trois religions monothéistes révélées, le boire et le manger sont présents dans les livres sacrés -Ancien Testament, Évangiles, Coran- comme dans les ouvrages profanes3. Inséparables de la musique et de la danse, ils inspirent la plupart des autres arts. Expression d’une culture enracinée dans l’histoire, la gastronomie est fille de la civilisation. Les habitudes alimentaires -reflet de l’environnement et de la religion- sont si profondément ancrées chez les peuples que ceux-ci répugnent à en adopter de nouvelles. Étrangement, plus qu’ailleurs, la Méditerranée confirme et dément, tout à la fois, cette réalité qui remonte à la nuit des temps. Mer des miracles et des migrations, de toutes les migrations... des hommes, des plantes, des plats, des mots, des parfums, des modes. Ces modes qui expriment si merveilleusement les hasards de la vie, les humeurs d’une société, le goût du plaisir. Fruits et fleurs venus de mondes lointains se sont acclimatés si parfaitement sur ses rives qu’ils y poussent, croit-on, de toute éternité ou presque, à l’instar du figuier, de l’olivier et de la vigne ! Nous l’éprouvons chaque jour sans nous en rendre compte, en effectuant un fabuleux voyage dans l’espace et dans le temps, que nous avalions le matin un jus de pamplemousse, que nous dégustions un melon à midi ou que nous prenions, le soir, un “café blanc”, comme disent si joliment les Libanais pour désigner l’infusion de fleurs d’oranger. Mais qui songe aujourd’hui, en longeant la Costa del azahar et la huerta, “très grand verger”, de Valence ou de Murcie qu’oranges amères, naring, melons et pastèques n’y ont fait leur apparition qu’avec l’arrivée des Arabes au VIIIè siècle ? Ces Arabes nomades, convertis à l’islam, qui, après avoir découvert les Jardins suspendus de Babylone, une des Sept merveilles du monde, se sont progressivement sédentarisés et ont contribué à modifier le paysage des soeurs latines en y introduisant la culture en terrasse et des systèmes d’irrigation et de répartition de l’eau dont plusieurs sont toujours en usage. Ainsi, en Espagne la Hermendad del agua, la Confrérie des eaux, et ses composantes régionales sont calquées sur celles des Arabo-Berbères de la période del Andalus, la mythique Andalousie où, des siècles durant, ont coexisté et créé ensemble juifs, chrétiens et musulmans. Rappelons que c’est au Portugal que les Arabes ont greffé l’orange amère, naranj ou naring, en arabe (d’où naranja en espagnol, auranja en provençal) pour en tirer la douce qu’ils ont appelée bortucal, terme toujours en usage. À l’origine, comme le note Fernand Braudel, îles et rives de la Méditerranée étaient très pauvres. Nombre de plantes originaires de Chine ont été acclimatées dans divers pays d’Asie centrale, comme l’amandier en Afghanistan, le pêcher en Perse, l’abricotier en Arménie, avant de parvenir autour du bassin. Par ailleurs, le blé nous vient du Kurdistan, le gombo de l’Inde, le café d’Éthiopie, sans parler des épices aux multiples origines... D’autres apports, relativement récents, ne sont pas moins amples. En effet, si 1492 est l’année de la chute de Grenade et du reflux arabo-berbère d’Europe, c’est aussi celle où Christophe Colomb, partant à la recherche... de l’Inde et de ses épices, découvre l’Amérique ! D’où nous viennent, entre autres, les figuiers de barbarie, si bien intégrés dans le paysage méditerranéen, les haricots rouges, le manioc, la pomme de terre dont Antoine Augustin Parmentier (1737-1813), pharmacien militaire, a vulgarisé la culture en France, les tomates qui n’ont vraiment prospéré qu’après leur adoption par l’Italie, les courges et les piments respectivement transformés par les Méditerranéens en courgettes et en poivrons, des fruits comme les anones et l’ananas, le cacao dont on a fait une boisson et le chocolat... Quant à l’eucalyptus qui paraît, lui aussi, si familier, il n’a été importé d’Australie qu’en 1869. Néanmoins, comme dans d’autres domaines -mais nous avons tendance à l’oublier- c’est notre héritage oriental qui est le plus considérable, comme on le verra. Mer de la diversité aussi car aucune autre région du monde n’a vu, dans un espace aussi limité, se succéder autant de civilisations. Celles des Égyptiens, des Minoens ou Crétois, des Hébreux, des Phéniciens, des Grecs, des Romains, des Gaulois, des Ibères, des Berbères, des Byzantins, des Arabes, des Turcs... On parle toujours des deux rives, le plus souvent pour les opposer. À mes yeux, il y en a six avec leurs caractéristiques respectives, leurs traditions culturelles, leurs habitudes alimentaires mais aussi leurs complémentarités. La rive Est, euro-asiatique, l’ancienne Asie mineure grecque devenue turque, la rive Est asiatique, berceau des Hébreux et des Phéniciens, à dominante arabo-musulmane avec des minorités chrétiennes, juives et Israël, puis la rive Sud-Est africaine qui est celle de l’Égypte, le plus vieil État-Nation, pivot du monde arabe à la charnière du Machrek et du Maghreb, la rive Sud-Ouest, de la Libye au Maroc, à dominante berbère, islamisée et arabisée, la rive Nord-Ouest ou Arc latin majoritairement catholique, la rive Nord-Est, celle des Balkans méditerranéens et de la Grèce où prévaut l’orthodoxie avec des composantes catholiques et musulmanes. La Méditerranée est enfin la mer des paradoxes. Zone de rupture et de confrontations, elle n’a jamais cessé d’être, depuis quelque dix mille ans, un carrefour d’échanges où commerce et culture se sont toujours conjugués. C’est sans doute pourquoi, malgré leur frugalité légendaire, imposée à l’origine par la nature, les riverains ont fait de mare nostrum un des berceaux de la gastronomie et de l’art de vivre. Le miracle de cette mer ne consiste pas seulement à assimiler ce qui lui vient d’ailleurs, mais aussi à le transfigurer et à donner à ce qu’elle adopte, qu’elle adapte ou qu’elle crée, la dimension du mythe !
3-Jean-François Revel, Festin en paroles : histoire littéraire de la sensibilité gastronomique de l’Antiquité à nos jours, Pauvert, Paris, 1979.
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